8.
Les hommes l’appelaient shuen, « le tourment rouge ».
Il ressemblait à un grand singe au pelage rouge, avec un collier de poils blancs autour du cou. Les poils de ses jambes étaient d’un rouge encore plus vif que le reste du corps. Il avait des crocs pointus, des griffes acérées, pareilles aux serres d’un rapace, et on le disait particulièrement rusé.
Ce shuen vivait dans une région de la mer Jaune. Il passait le plus clair de son temps à chasser d’autres yôma. Devant les plus féroces d’entre eux, il se plaisait à ricaner, à pousser de petits cris bizarres pour se moquer. Si l’imprudent se fâchait et avait la mauvaise idée de l’attaquer, il le lacérait de quelques coups puissants après s’être joué de lui quelques instants. C’était son grand plaisir. Puis, après s’être beaucoup diverti, lorsqu’il ne restait plus aucun yôma sur son territoire, il déménageait pour aller s’amuser ailleurs. Parfois, il tombait sur de drôles d’animaux à deux pattes, plutôt chétifs, bien trop petits pour apaiser sa faim, mais leur corps était si facile à déchiqueter qu’il prenait toujours un réel plaisir à en écorcher quelques-uns.
Un jour, pour une raison qu’il ignorait, un grand nombre de ces animaux avaient pénétré en procession sur son domaine. Les tuer tous d’un seul coup aurait manqué d’intérêt. Et comme les cadavres pourrissent vite, il lui avait paru plus plaisant de les taquiner un peu le long de leur parcours et de les attaquer de-ci de-là, au gré de son humeur.
Il venait d’emporter l’une de ses victimes et s’était caché derrière un rocher pour la déguster en paix. Il détacha un morceau de chair du bout de ses doigts crochus, le porta à sa bouche : une expression de contentement apparut sur sa face velue. Pas grand-chose à manger sur ces bestioles à vrai dire, mais pas mauvais du tout.
Sa dînette finie, il sortit de sa cachette et observa les alentours. La nuit était tombée. Au loin, la lumière vacillante d’un feu brillait au milieu de la lande. Il savait, pour avoir déjà observé ce phénomène, que des animaux à deux pattes devaient se trouver dans ses parages. Il pouffa de rire dans ses poils – le shuen disposait de toute la gamme du rire – et s’avança.
Trois bonds seulement lui auraient suffi pour atteindre l’endroit, mais la lune était pleine, il valait mieux se faire discret. Il se mit à ramper. Il faut dire que ces derniers jours, les bipèdes étaient devenus particulièrement vigilants. Il n’était plus si facile de les approcher sans se faire remarquer. Dès qu’ils l’apercevaient, ils s’enfuyaient à toutes jambes et ne lui laissaient que deux ou trois retardataires à se mettre sous la dent. C’était rageant.
Il continua à progresser en silence. À cause de l’éclat du feu qui lui piquait les yeux, il ne voyait pas bien la scène. Mais il lui sembla que quelques-unes de ces bestioles se tenaient près des flammes. C’était peu.
Il allongea le cou pour flairer les lieux.
Il y en a d’autres qui se cachent ! Et quelque chose de différent aussi… Quelque chose qui sent vraiment très bon… Ah, ces arômes…
Il en était tout excité. Mais il se tapit de nouveau sur le sol et se remit à avancer avec précaution.
Mieux vaut faire durer le plaisir…
Avec souplesse, il se glissa à quatre pattes entre les arbustes et s’approcha encore un peu.
Maintenant, si je continue à ramper, ils vont me voir.
Aussitôt, il se redressa et, d’un bond, franchit la distance qui le séparait des animaux à deux pattes. Il atterrit bras écartés, quand sa main heurta quelque chose. Il ressentit une violente douleur. Il regarda ce qu’il venait de toucher. Cela ressemblait à un assemblage de morceaux de bois recouvert de cuir. Il avait voulu les surprendre, et c’est eux qui lui réservaient une surprise ! Fou de rage, il jeta un regard autour de lui : deux humains le fixaient des yeux en reculant. Un grand et un petit.
Parfait !
Il bondit sur eux. Ou plutôt, il voulut bondir. Une sorte d’engourdissement l’avait envahi. Comme s’il flottait dans les airs. Il baignait dans un nuage moelleux d’effluves parfumés et cherchait désespérément, tournant la tête de tous côtés, d’où cela pouvait provenir. Au même moment, le plus petit des deux humains lança quelque chose qui retomba en pluie devant de lui. Cela brillait sur le sol, et une senteur exquise s’en dégageait.
Il faut d’abord que je m’occupe de ces deux-là.
Il avait bien conscience qu’il devait agir maintenant, que cela serait même très amusant, mais il ne pouvait pas résister : l’attraction qu’exerçait sur lui cette odeur était vraiment trop forte.
Après tout, j’aurai sûrement d’autres occasions de chasser des animaux à deux pattes. En revanche, ça, il n’est pas du tout dit que je puisse en retrouver un jour. Je n’ai jamais senti une chose pareille !
Il vit le petit humain qui reculait lentement, voulut faire un pas de plus : le parfum le cloua sur place.
C’était un pur délice ! Un véritable ravissement ! Il plongea avidement son nez dans la manne qui s’offrait à lui et commença à fouiller de ses mains. Certaines de ces choses ne sentaient presque rien, mais d’autres, au contraire, exhalaient une fragrance divine, forte et entêtante. Et il y en avait tellement !
Qu’est-ce que ça avait l’air bon ! Il en mit quelques-unes dans sa bouche. Une douce saveur s’y répandit aussitôt. Il voulut les croquer et là, ce fut comme si sa cervelle s’ouvrait telle une fleur aux rayons du soleil. Une chaleur veloutée se diffusa à l’intérieur de sa boîte crânienne. Il vit le petit être à deux pattes s’éloigner, sentit son corps s’affaisser… Aucune importance. Il était bien… si bien. Il se laissa mollement tomber sur le sol et s’allongea. Sa main chercha à tâtons d’autres de ces merveilles. Un liquide visqueux et malodorant lui coulait maintenant sur le corps, mais il était bien.
Il porta à sa bouche ce que sa main avait trouvé. La fleur s’ouvrit encore un peu plus. C’était comme si le soleil tout entier avait maintenant pris place sous son crâne. Un voile rouge apparut devant ses yeux. Puis une lueur incandescente brouilla sa vue. Il ne voyait plus rien. Toujours euphorique, il ne ressentait aucune douleur, mais quelque chose d’anormal devait lui être arrivé.
Au moment où il s’efforçait de concentrer ses pensées, il eut l’impression qu’un objet dur le touchait. Il voulut se redresser. Ses jambes refusèrent de bouger. Il essaya encore une fois et parvint à grand-peine à se mettre debout. Il ne voyait toujours rien. Sa tête tournait. De nouveau, il ressentit cette pression contre sa peau. Désemparé, il agita maladroitement les bras pour la repousser, mais sans succès. Une pression plus forte encore que les précédentes lui remonta du bas du dos. Mais ce n’était pas une pression, ni même un coup. Non. Il était piqué. Piqué par quelque chose de pointu ! Ça lui traversait les chairs ! Depuis le début, on le transperçait !
Il avait mal maintenant. Une douleur sourde qui partait des endroits meurtris pour se propager à travers tout son corps.
Il commença à reprendre ses esprits, et cette douleur diffuse se transforma bientôt en une souffrance horrible, intenable. Il avait l’impression qu’il se consumait de l’intérieur. Ses jambes, ses bras, son cou, son dos, ses yeux, tout son corps le faisait atrocement souffrir.
Il ne comprenait pas ce qui se passait, mais il était en danger. Il se mit à bondir en tous sens, fouettant l’air de ses grandes mains comme s’il se battait contre une armée d’insectes invisibles.
Il n’entendait plus rien. Ne voyait plus rien. Sauf du blanc. Du blanc partout. Il sentit que ses griffes avaient accroché quelque chose. Quelque chose de pesant.
Il secoua le bras en bondissant pour s’en débarrasser. Et bondit de nouveau, et encore, et encore.
Tomba au sol, et se remit à bondir, comme un fou, désespérément.
De petites taches noires apparurent sur le fond blanc qui l’aveuglait. Elles se mirent à grossir. De plus en plus. Et la douleur se fit plus vive encore. Toujours plus forte. Et puis soudain, il ne sentit plus rien. La douleur s’était envolée. Il était soulagé. Le blanc avait complètement disparu. Tout était noir.
Shôtan courait. Il avait vu combien ce yôma était puissant. Il l’avait vu se débattre, s’affoler et bondir, le corps en flammes, pour disparaître au loin.
— Il est tombé là-bas ! Poursuivons-le ! avaient crié les gens à pleins poumons, armes à la main.
Shôtan aussi s’était relevé pour courir. Mais ses genoux tremblaient. Il avait eu tellement peur. Plus peur encore que lorsque le monstre rouge était apparu devant ses yeux.
Le shuen s’était enivré de bijoux. Il avait été facile de l’attaquer. L’huile aussi s’était révélée efficace. Tout s’était déroulé comme prévu.
Mais…
— Mademoiselle Shushô !
Pourquoi elle ? Pourquoi faut-il que ce soit elle que les griffes du shuen aient accrochée ?
Shôtan courait, paniqué. Tous les autres étaient maintenant sortis de leur cachette et couraient avec lui. Le jour se levait. Ils couraient à travers les arbustes et les herbes sèches, essoufflés, bouleversés, se dirigeant vers l’endroit où la bête avait disparu, sans savoir ce qu’ils y découvriraient. Ils s’arrêtèrent au bord d’un petit ravin. En contrebas, à trois jô de distance, une flamme dansait. Le shuen continuait à flamber et à grésiller.
— Elle doit être en bas !
À moins qu’elle ne soit tombée avant…
Shôtan se mit à la chercher désespérément. Les premiers rayons du soleil commençaient à éclairer l’endroit. Tous, maintenant, fouillaient les alentours en criant son nom. Mais ils durent bien vite se rendre à l’évidence : Shushô demeurait introuvable.
— Pourquoi ?…
Shôtan, découragé, se laissa tomber sur les genoux, tête basse. Au même instant, il entendit crier au loin une des femmes âgées du groupe. Il se releva précipitamment et courut vers elle. Elle pointait son doigt vers un nuage de poussière qui se rapprochait. Il porta sa main en visière au-dessus des yeux, et distingua les silhouettes d’une dizaine de cavaliers sur le cercle lumineux qui bordait l’horizon.
Si seulement ils étaient venus un jour plus tôt… Maintenant, c’est trop tard !